26 mars 2016

Les notes de la marée de mars - I


La marée du mois de mars est particulièrement fructueuse ! Pour éviter l'indigestion, c'est donc en plusieurs parties que seront présentés tous les disques tombés dans les filets de Jazz à bâbord...


Quiver – Ralph Alessi

Que ce soit aux côtés de Steve Coleman, Uri Caine, Fred Hersch, Don Byron et bien d’autres, Ralph Alessi est devenu l’un des trompettistes phares de l’avant-garde américaine. Après avoir enregistré principalement chez RKM, Cam Jazz et Clean Feed, Alessi a rejoint ECM en 2013 pour Baida. A l’occasion d’une résidence au Village Vanguard, il sort Quiver, dixième disque sous son nom, toujours chez ECM.

Comme dans Baida, Alessi s’entoure de ses équipiers habituels : Drew Gress à la contrebasse et Nasheet Waits à la batterie. En revanche, au piano, Gary Versace a pris la place de Jason Moran. Les dix morceaux sont tous signés Alessi.

Avec ses dialogues dissonants sur des accompagnements minimalistes et une rythmique luxuriante, le quartet joue dans la cours du jazz de chambre contemporain. Waits mise sur sa vitalité et la densité de son drumming pour maintenir le quartet sous pression (« Quiver »). Gress propose des lignes économes et minimalistes (« Here Tomorrow »). Les ostinatos, contrepoints discrets et développements décalés de Versace répondent subtilement aux propositions de ses compères (« Smooth Descent »). Moderne et élégante, la trompette d’Alessi joue aussi avec les dissonances (« Gone Today, Here Tomorrow »). A l’instar d’un quatuor contemporain, voire free, Alessi et ses compagnons interagissent sans structure préconçue des morceaux.

Quiver prolonge Cognitive Dissonance (2010), titre qui décrit parfaitement la musique du quartet d’Alessi : maîtrise et exploration des déséquilibres…


Warp – Jon Balke

Jon Balke a enregistré pour ECM dès 1975 – Clouds In My Head avec Arild AndersenClaviériste et percussionniste norvégien, Balke est surtout connu pour Oslo 13, le Magnetic North Orchestra, Batagraf et son association avec la chanteuse marocaine Amina Alaoui (Siwan – 2007). En 2007, Balke publie un premier disque en solo, Book Of Velocities, et réitère l’expérience avec Warp, qui sort fin février.

Comme dans Book Of Velocities Warp est constitué de seize pièces qui se déroulent comme une suite, avec des morceaux qui vont de cinquante secondes à cinq minutes. Sur un arrière-plan de bruitages (froissement dans « Heliolatry »), voix enfantines confuses dans « Boodle »…), de vocalises (« Kantor »), d’accords synthétiques aériens (« On And On ») ou de cliquetis percussifs (« Shibboleth »), le piano enchaîne des phrases minimalistes et aérées (« Heliolatry var. »), avec parfois quelques traits romantiques (« This Is The Movie »).

Warp  s’inscrit typiquement dans la lignée éditoriale d’ECM : une sobriété raffinée au service de l’expérimentation sonore.


Book Of Intuition – Kenny Barron Trio

Kenny Barron a commencé sa carrière discographique en 1968 (You Had Better Listen)… Quarante-huit ans plus tard et près d’une cinquantaine de disques en leader, le pianiste poursuit son chemin avec Book Of Intuition, qui sort chez Impulse! en mars.

Barron revient à une formule qu’il affectionne particulièrement : le trio (son groupe avec Ray Drummond et Ben Riley - Live At Bradley’s - reste un archétype du trio post-bop). Pour Book Of Intuition, Barron fait appel à la contrebasse de Kiyoshi Kitagawa, fréquent partenaire du pianiste depuis 2004 (Images), et à la batterie de Jonathan Blake.

Barron a composé sept des dix thèmes. Le trio interprète aussi « Shuffle Boil » et « Light Blue » de Thelonious Monk. Barron rend également hommage à Charlie Haden, disparu en 2014 et avec qui il a eu l’occasion d’enregistrer plusieurs fois, notamment Night And The City (1998) : le trio reprend « Nightfall », joli thème composé par Haden pour Nocturne (2001), mais aussi titre d’un album en duo avec John Taylor (2004).

La rythmique est irréprochable : sonorité grave et profonde de Kitagawa, roulements puissants et cymbales subtiles de Blake ; lignes variées, chorus relevés et walking endiablée de la contrebasse, motifs dansants, pulsation énergique et chabada vigoureux de la batterie… Du bop pur et dur (« Shuffle Boil ») au latin bop (« Bud Like ») en passant par des réminiscences de stride (« Light Blue »), Barron connaît toutes les ficelles et gère la tension en maestro. La clarté et la précision de son phrasé, allié à un swing énorme (« Magic Dance »), entraîne inexorablement l’auditeur à balancer la tête…

Book Of Intuition suit le sillon post-bop que Barron n’a cessé de tracer depuis le quartet de Dizzy Gillespie, dans lequel il a joué entre 1962 et 1967.


Continuum – Nik Bärasch’s Mobile

Le pianiste et compositeur Suisse Nik Bärasch se partage essentiellement entre son groupe « zen-funk » Ronin et son quartet Mobile. Chez ECM depuis 2005, Bärasch sort Continuum, son cinquième opus pour le label munichois, en mars.

Continuum est un disque avec le groupe acoustique Mobile, constitué de Bärasch au piano, Sha à la clarinette basse et à la contrebasse, Kaspar Rast et Nicolas Stocker à la batterie et aux percussions. Le quartet invite également un quintet de cordes sur quelques titres : Etienne Abelin et Ola Sendecki au violon, David Schnee à l’alto, Solme Hong et Ambrosius Huber au violoncelle.

Les huit « Modul » sont signé Bärasch et développent le plus souvent des petites cellules rythmiques. Les morceaux durent autour de neuf minutes.

Pédales (« Modul 29_14 »), boucles rythmiques (« Modul 18 »), riffs mélodiques répétitifs (« Modul 18 »), ostinatos hypnotiques (« Modul 44 »), lente progression des motifs (« Modul 12 »), accompagnement contemporain réitératif des cordes (« Modul 60 »), interventions minimalistes du piano (« Modul 4 »)... sur une batterie volontiers funky (« Modul 8_11 »), qui donne parfois un petit côté acoustique-lounge (« Modul 29_14 »).

Les amateurs de Steve Reich et autres compositeurs de musique répétitive trouveront très certainement leur bonheur dans Continuum.


Simplexity – Joachim Caffonnette Quintet

Formé au piano classique au conservatoire Arthur Grumiaux de Charleroi, c’est au Conservatoire Royal de Bruxelles, où il entre en 2008, que Joachim Caffonnette choisit sa voie : le jazz.

A côté d’un nonet et d’un trio avec Daniele Cappuci à la contrebasse et Armando Luongo à la batterie, Caffonnette a monté un quintet en 2011 avec Cappuci, Luongo, Sylvain Debaisieux au saxophone ténor (remplacé par l’alto de Laurent Barbier pour Simplexity) et Florient Jeunieaux à la guitare.

Dans Simplexity, premier disque du Caffonnette Quintet, les dix titres sont du pianiste : un tribut à Charles Baudelaire (« Spleen et idéal »), une référence à des nuages spectaculaires (« Asperatus »), un hommage à une pianiste trop tôt disparue, Lisa Wastiau (« Lisa »), une  évocation de Bruxelles (« Romance pour la Grand-Place »)…

« The One-Legged Man », « Spleen et idéal » ou « Périgrinations »…  s’inscrivent dans l’esprit de la musique de Kurt Rosenwinckel, référence affirmée de Caffonnette. Walking, shuffle et chabada (« Rumble In The Jungle »), passages binaires (« Simplexity »), ambiance bluesy (« Asperatus »)… Cappuci et Luongo maintiennent une carrure solide. Les solos du contrebassiste révèlent un sens mélodique indéniable (« A Lonely Moment ») et les stop-chorus du batteur rivalisent d’énergie (« Rumble In The Jungle »). Jeunieaux navigue d’un solo post-bop («  The One-Ledged Man ») à des envolées de guitar hero (« Asperatus »). Barbier se place volontiers dans une attitude nonchalante (« Lisa »), mais se laisse également aller à des phrases de shouter (« Asperatus ») et joue aussi dans une veine bop (« Rumble In The Jungles »). Quant à Caffonnette, également très à l’aise dans l’ambiance bop (« Spleen et idéal »), il compose des belles mélodies (« Romance pour la Grand Place » avec son côté air traditionnel), se montre facilement lyrique (« Lisa », « Simplexity ») et accompagne avec pertinence les solistes (« Spleen et idéal »).

Simplexity vogue sur les eaux d’un néo-bop énergique, mélodieux et moderne.


The Distance – Michael Formanek & Ensemble Kolossus

Depuis qu’il a commencé sa carrière, dans les années soixante-dix, Michael Formanek a aussi bien joué avec Joe Henderson, Tony Williams, Stan Getz et Atilla Zoller que Dave Liebman, Bob Mintzer, Uri Caine, Fred Hersch… En quartet, avec Tim Berne, Craig Taborn et Gerald Cleaver, Formanek a enregistré deux disques chez ECM : The Rub and Spare Change en 2010 et Small Places en 2012. C’est avec son grand orchestre, l’Ensemble Kolossus, que Formanek sort The Distance chez ECM, en mars 2016.

L’Ensemble Kolossus regroupe dix-huit musiciens exceptionnels de la scène avant-gardiste américaine : Loren Stillman, Oscar Noriega, Chris Speed, Brian Settles, Tim Berne, Dave Ballou, Ralph Alessi, Shane Endsley, Kirk Knuffke, Alan Ferber, Jacob Garchik, Ben Gerstein, Jeff Nelson, Patricia Brennan, Mary Halvorson, Kris Davis, Tomas Fujiwara et… Formanek, qui signe tous les morceaux : « The Distance » et une suite, « Exoskeleton », composée d’un prélude et de huit mouvements répartis en quatre parties. La direction des dix-huit musiciens de l’orchestre est confiée à un autre contrebassiste : Mark Helias.

Avec son thème solennel et dissonant exposé à l’unisson, « The Distance » ressemble à une ode, qui vire au concerto quand le saxophone se lance dans un chorus raffiné, souligné par le contre-chant du piano. L’ensemble de la suite « Exoskeleton » balance entre musique contemporaine et free exubérant. Elle se déroule dans une ambiance sombre (« Prelude »), une construction bluesy recherchée, un peu dans l’esprit de Duke Ellington (« Beneath the Shell »), des passages bruitistes dans lesquels les dix-huit instrumentistes s’en donnent à cœur joie (« @heart », « Metamorphic »), des délires foisonnants (« Shucking While Jiving »)… Le trio rythmique joue un rôle clé pour éviter que la musique de l’Ensemble Kolossus ne tombe dans une abstraction trop hermétique : vive et mélodieuse, la contrebasse assure une pulsation solide, à l’instar de la walking dans « Beneath The Shell », la batterie, mélange de subtilité et de puissance, maintient une carrure jazz (chabada dans « Beneath The Shell »), quant au piano, il soutient les chœurs et les solistes avec des contrepoints robustes (« Impenetrable »). A l’inverse d’une fanfare ou d’un combo populaire, l‘Ensemble Kolossus joue la carte de la retenue et, même dans les passages débridés, l’orchestre reste dans la sophistication.

Formanek et son Ensemble Kolossus proposent une musique moderne et ambitieuse qui en impose.