20 février 2016

Les notes de la marée de février



Février apporte son lot de nouveautés, et tous les goûts seront servis !




Busking - Hélène Labarrière & Hasse Poulsen

Désordre, Ceol Mor, Dédales… pour l‘une,  Das Kapital, The Langston Project, Open Fist… pour l’autre, et Busking pour les deux ! Complices de longue date, Hélène Labarrière et Hasse Poulsen ont monté un duo pour « Jouer dans la rue » (busking).

Les deux artistes ont un attrait commun pour la chanson populaire plutôt à tendance folk (ou non) et ils ont décidé d’interpréter des titres connus à leur manière : de « Take This Waltz » de Leonard Cohen (I’m Your Man – 1988), sur un poème de Federico García Lorca, à « Farewell » de Bob Dylan, en passant par « Special To Me », composé par Paul Williams pour le film de Brian DePalmaPhantom Of The Paradise (1974), « Formidable » de Stromae (Racine carrée – 2013), « Let It Die » de Feist (2004), « Lucy In The Sky With Diamonds » des Beatles (Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band – 1967), « Les uns contre les autres », tiré de Starmania, l’opéra-rock de Michel Berger et Luc Plamondon (1978), « Hand In My Pocket » d’Alanis Morissette (Jagged Little Pill – 1995) et « Stjerne til Støv » du musicien danois Sebastian (1981). Figure également au répertoire, « Mørke », un morceau signé Poulsen.

Labarrière et Poulsen font le choix de l’acoustique, servi par une prise de son naturelle et chaude, même si la guitare joue parfois avec l’électricité (« Special To Me »). Dans l’ensemble, les deux musiciens respectent l’esprit des mélodies (« Let It Die », « Hand In My Pocket ») qu’ils exposent à tour de rôle (« Lucy In The Sky With Diamonds »  par la contrebasse, « Let It Die » par la guitare) ou à l’unisson (« Stjerne til Støv »). Ils jouent aussi, judicieusement, avec le contraste entre la sonorité puissante, grave et boisée de la contrebasse et le son souple et métallique de la guitare (« Formidable »). En vieux complices qui se connaissent sur le bout des cordes, Labarrière et Poulsen se renvoient les notes avec habileté. Des lignes d’accords (« Take This Waltz »), des motifs minimalistes (« Let It Die »), des ostinatos (« Formidable ») ou des riffs (« Les uns contre les autres ») soutiennent les solos. Les chorus se répondent, ou se complètent au grès des atmosphères : le plus souvent nostalgiques (« Take This Waltz », « Let It Die », « Mørke »), mais teintées de free (« Special To Me »), de blues (« Les uns contre les autres »), de pop (« Stjerne til Støv »), voire bruitiste (« Lucy In The Sky With Diamonds »)…

Dans Busking, Labarrière et Poulsen relisent des tubes populaires avec une voix originale et poignante qui les sublime. Un disque de plus dans la musicothèque !


Evolution – Dr. Lonnie Smith

A la fin des années cinquante, Dr.Lonnie Smith apprend l’orgue Hammond. Par la suite, il est engagé par George Benson, puis Lou Donaldson. A partir des années soixante-dix il poursuit sa carrière principalement sous son nom. Depuis Finger Lickin’ Good, en 1967, Smith compte plus de vingt-cinq disques à son actif et une multitude de collaborations…

Evolution marque le retour de Smith chez Blue Note. L’organiste s’appuie sur Jonathan Kreisberg à la guitare et Jonathan Blake à la batterie. Selon les morceaux, le trio invite Robert Glasper,  John Ellis, Keyon Harrold, Joe Dyson, Joe Lovano ou Maurice Brown.

Le répertoire s’articule autour de cinq compositions de Smith, « Straight No Chaser » de Thelonious Monk et « My Favorite Things » de Richard Rodgers et Oscar Hammerstein II.
                      
Si la fusion des années soixante-dix sert de toile de fonds à Evolution, le be-bop – chabada et walking – reste en ligne de mire (« Straight No Chaser »), mais aussi l’Afrique et ses tambours (« African Suite », qui évoque Randy Weston). Quant à « My Favorite Thing », Smith en donne une version énergique et touffue. Avec ses rythmiques funky (« Talk About This »), son orgue churchy (« Play It Back »), ses unissons groovy (« Afrodesia »), ses effets wawa (« Straight No Chaser »), ses chorus de shouter (« Play It Back ») et ses mélodies simples (« For Heaven’s Sake »), la musique de Smith est redoutablement efficace.
                                                                                                                                        

Give It Back To You – The Record Company

Créé en 2011, The Record Company commence par faire les premières parties de B.B. King, Buddy Guy, Trombone Shorty… avant de tourner pour la première fois en Europe en 2015. Give It Back To You est leur premier album, qui sort chez Concord en février.

The Record Company, c’est Chris Vog à la guitare, à l’harmonica et au chant, Alex Stiff à la guitare et à la basse et Max Cazorla au piano et à la batterie. Stiff et Cazorla soutiennent également Vog en chœur.

Les neuf titres sont de leur cru. Give It Back To You est un disque de rock pur et brut : rythmique rock’n roll (« Don’t Let Me Get Lonely »), esprit blues omniprésent (« This Crooked City »), guitare slide (« Rita Mae Young »), chant grasseyant (« Off The Ground »)… Un disque destiné sans doute davantage aux inconditionnels de John Lee Hooker qu’aux fanatiques de John Coltrane


Man Made Object – Gogo Penguin

Gogo Penguin est un Power Trio venu tout droit de Manchester. Marqués par l’électro, la pop, le rock, la musique répétitive et le jazz, le pianiste Chris Illingworth, le contrebassiste Nick Blacka et le batteur Rob Turner suivent une voie située quelque part entre EST, The Bad Plus, Aphex Twin… Man Made Object est le troisième disque de Gogo Penguin, après Fanfares en 2012 et v.2.0 en 2014, mais c'est le premier chez Blue Note.

Pour les dix compositions du disque, le trio a trouvé son inspiration dans des sources aussi diverses que l’iPhone, des logiciels de séquençage, le miaulement d’un chat, des synthétiseurs, les jingles des jeux vidéo…

L’accent est mis sur les rythmes : les trois instruments imbriquent avec une précision redoutable des motifs répétitifs, qui plantent un décor électro nerveux (« Smarra »), sur lequel le piano égrène des mélodies minimalistes aux accents pop (« Initiate »). La batterie  est puissante et mate (« Unspeakable World »), la contrebasse sourde et dense (« Protest ») et le piano volontiers cristallin (« All Res »), tout en joignant ses ostinatos au foisonnement rythmique ambiant (« Quiet Mind »).

Man Made Object est un album bien construit et bien produit, qui propose une musique accroche-cœur, une sorte de « lounge music acoustique ».  


Family Dinner vol 2 – Snarky Puppy

Voilà bientôt douze ans que Michael League a monté Snarky Puppy, un grand orchestre à géométrie variable voué à la scène : Family Dinner – Volume Two n’est que le deuxième disque de Snarky Puppy, après Sylva, sorti en 2014.

Dix-sept musiciens sont réunis pour le dîner de famille, mais League convie également une pléthore d’invités, à l’instar de Becca Stevens, Salif Keita, David Crosby, Charlie Hunter… Les huit morceaux sont signés Snarky Puppy et certains ont été enregistrés en concert.

Snarky Puppy puise dans la R’n’B (« Liquid Love »), la musique andalouse (« Molino Moreno »), la pop folk (« I Asked »), la pop rock (« Sing To The Moon »), la musique du monde (« Soro (Afriki) »), le funk (« Don’t You Know », « I Remember »), la chanson style crooner (« Somebody Home »)… Ecriture et arrangements léchés, Family Dinner – Volume Two est placé sous le signe du groove et de la danse. Un vrai bal !


Into The Silence – Avishai Cohen

Le trompettiste Avishai Cohen – qui s’est notamment fait connaître au sein des Three Cohen, avec son frère Yuval et sa sœur Anat – a rejoint ECM et sort Into The Silence en février 2016. Il s’est entouré d’un compagnon de longue date, le pianiste Yonathan Avishai, du batteur de son trio Triveni, Nasheet Waits, et d’un contrebassiste souvent associé à Waits : Eric Revis. Le trio fait également appel au saxophoniste ténor Bill McHenry.

Si la musique de Triveni est plutôt libre et expressionniste, celle d’Into the Silence est résolument réfléchie et intimiste. Il faut dire que Cohen a composé les cinq morceaux après le décès de son père, en novembre 2014.

Les belles mélodies (« Life And Death »), la trompette bouchée solennelle (« Behind the Broken Glass »), aérienne (« Quiescence »), voire romantique (« Dream Like A Child »), les interactions chambristes contemporaines (« Into The Silence »), les développements mesurés (« Quiescence »)… rappellent Paolo Fresu. Le piano distille subtilement ses contrepoints (« Life And Death »), tandis que la contrebasse et la batterie s’entendent à merveille pour faire monter la pression et installer une ambiance emphatique ((« Dream Like A Child »), pendant que le ténor renforce le discours paisible de la trompette (« Behind The Broken Glass »).

La musique d’Into The Silence respire la sincérité et possède un lyrisme introspectif touchant.


What Was Said – Tord Gustavsen

Le nouveau projet de TordGustavsen ne manque pas de piquant : reprendre des hymnes liturgiques norvégiens… en pachtoune ! Toujours associé au percussionniste Jarle Vespestad, Gustavsen a demandé à la chanteuse afghano-allemande Simin Tander d’interpréter des chants traditionnels en pachtoune, mais aussi de chanter en anglais des textes du poète perse Jalal al-Din Rumi et du poète américain Kenneth Rexroth.  

Au répertoire : sept chansons norvégiennes et six compositions de Gustavsen. Tous les arrangements sont signés du pianiste, sauf « Journey Of Life » et «  Longing To Praise Thee », crédités au trio.

Des mélodies ourlées avec raffinement (« I See You ») sur des rythmes langoureux (« Sweet Melting »), What Was Said reste dans le majestueux (« Imagine The Fog Disappearing »), le mystérieux (les consonances du pachtoune) et le romantique (« A Castle In Heaven »). Vespestad jongle en finesse avec ses tambours et ses cymbales pour souligner la voix de Tander, sans l’occulter. Gustavsen s’en tient le plus souvent à un minimalisme (« I See You », « A Castle In Heaven », « The Source Of Now »…) ou une délicatesse (« I Refuse ») qui se marie parfaitement avec le chant de Tander. Quand il joue en duo avec Vespestad (« The Way You Play My Heart », « Rull »), l’influence de Keith Jarrett – folk, lyrisme et rythme – perce dans son discours. Tander chante, murmure et susurre les textes avec un timbre chaud, une tessiture de grave à médium, un léger vibrato et une diction claire. Même si elle est toute en retenue et précieuse, la voix est ensorcelante.

Avec ses chants profonds et sophistiqués, What Was Said a tout d’un disque mystique…


Tribulus Terrestris – Five In Orbit 

En 2003, Ramon Fossati, Olivier Brandily et Laurent Bronner montent Five In Orbit, qui sort un premier disque, chez Quadrant Record en 2005. En 2009, le trio publie FrEaKs chez Fresh Sound New Talent. Sept ans plus tard Five In Orbit retourne en studio, toujours pour FSNT, et enregistre Tribulus Terrestris. Entre temps, le contrebassiste Nicolas Rageau et le batteur Luc Isenmann ont intégré la joyeuse bande des cinq. 

La Croix-de-Malte est une décoration, certes, mais pour Five In Orbit, c'est le nom commun du Tribule terrestre, une plante aphrodisiaque. Elle a inspiré Marcel.Lí Antúnez Roca (installations mécatroniques) pour créer un objet-disque qui vaut le détour : des illustrations psychédéliques hautes en couleurs ornent la pochette et le disque. Et, à l’ouverture du rabat, le disque surgit propulsé par un astucieux pliage…

Côté répertoire, Bronner et Fossati apportent chacun quatre titres, Brandily deux et le quintet joue « Lonesome Lover » d’Abbey Lincoln et Max Roach.

Five In Orbit est une tribu tonitruante ! Le foisonnement sonore tient du carnaval des animaux : le trombone bouffonne avec sa wawa (« Dancing Dogs »), les coquillages vrombissent, graves et vibrants (« La Fi Del Nus »), le saxophone alto barrit, encouragé par le trombone (« The Night Of Dead Cats »), la flûte s’agite comme une forcenée (« Tribulus Terrestris »), la rythmique fourmille et gronde (« Roulotte Russe »)… Et ce n’est pas une tribu pour rien : les jeux de groupes sont le point central de la musique de Five In Orbit. Tout y passe : des superpositions de voix, des lignes en contrepoints, des unissons, des croisements, des décalages, des questions-réponses…

Orchestre déjanté, mais organisé, Five In Orbit concocte une musique explosive qui prend ses sources dans les fanfares, le free, mais aussi le néo-bop et les musiques du monde.