29 décembre 2015

West Coast Jazz – Alain Tercinet

West Coast Jazz
Alain Tercinet
Editions Parenthèses – Collection Eupalinos
Sortie en octobre 2015


Rédacteur et maquettiste chez Jazz Hot de 1970 à 1980, collaborateur de Jazzman entre 1992 et 2009, Alain Tercinet est également l’auteur de notices dans le Dictionnaire du jazz, mais aussi de plusieurs livres sur le jazz : Be-bop en 1991, Parker’s Mood en 1997, et West Coast Jazz, sorti en 1986 chez Parenthèses.

Les éditions Parenthèses rééditent West Coast Jazz en octobre 2015, dans la collection Eupalinos. Tercinet a modifié quelques commentaires et rajouté un chapitre dans lequel il aborde l’évolution du jazz West Coast de 1986 à nos jours. En trois cent quatre-vingts deux pages, quatre parties et vingt-cinq chapitres, Tercinet dresse un état des lieux complet de cette branche californienne du jazz, communément appelée West Coast Jazz. Deux annexes viennent compléter l’analyse : la première aborde les liens entre le cinéma et le jazz, tandis que la deuxième souligne le rôle du West Coast Jazz dans la genèse de la Bossa Nova, notamment avec Jazz Samba, le disque de Stan Getz et Charlie Byrd, sorti en 1962. Enfin, l’ensemble est complété par une bibliographie et une discographie abondantes, ainsi que l’index des titres des morceaux et des noms cités.

Dès l’avant-propos, Tercinet prévient que le West Coast Jazz n’est « certainement pas » « une forme de jazz inventée par les Californiens », mais bien une étiquette collée sur le jazz qui se joue à Los Angeles et San Francisco à partir des années cinquante. Tercinet ne se risque donc pas à définir de manière péremptoire le West Coast Jazz car il constate qu’« à partir du moment où le jazz a perdu son statut de musique folklorique […] le jazz n’a plus pu être envisagé de façon monolithique », ce qui s’applique également au jazz joué en Californie.


« Les grands ancêtres »

Dans la première partie Tercinet part à la recherche des premiers musiciens qui ont introduit le jazz en Californie et contribué à forger son style.

Force est de constaté que la Californie n’est pas un berceau du jazz. A partir de 1908, quelques orchestres de danse, dont celui du batteur Ben Pollack, ajoutent des ingrédients jazz dans leur musique. Des musiciens de passage font découvrir le jazz aux Californiens : Lionel Hampton, Don Byas, Herschel Evans

Mais il faut attendre la fin des années trente pour que le premier groupe de jazz connu formé en Californie voit le jour : installé en Californie depuis 1937 pour jouer dans la revue Shuffle, Nat King Cole monte un trio avec Wesley Price à la contrebasse et Oscar Moore à la guitare.

A partir de Pearl Harbor – le 7 décembre 1941 – la Californie connaît un boom économique qui attire des émigrants et la musique en profite… En 1942, un disquaire, Glenn Wallichs, un producteur de film, Buddy DeSylva, et le parolier Johnny Mercer fondent Capitol, premier label digne de ce nom créé sur la Côte Ouest.

A la fin de la guerre, avec le retour des GIs, les spectacles de divertissement, revues, films… sont en plein essor et attirent tous les orchestres du pays. En 1944, Norman Granz organise une soirée jazz pour venir en aide à des émigrés mexicains arrêtés eu cours d’une émeute et condamnés pour meurtre. Les prémices du  JATP sont là…

La même année, Howard McGhee, Teddy Edwards et Roy Porter montent le premier groupe be-bop de l’ouest, Billy Berg engage Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Al Haig, Milt Jackson, Ray Brown et Stan Levey pour une série de concerts à guichet fermé, Central Avenue est l’équivalent californien de la 52e rue de New York, UCLA organise le premier festival de jazz de la Côte Ouest (1945)… Le jazz bat son plein.

En parallèle, l’orchestre de Woody Herman devient un symbole de la Côte Ouest et fournit nombre de musiciens qui seront clés dans le développement du West Coast Jazz. Les plus connus sont sans doute les Four Brothers : Stan Getz, Zoot Sims, Al Cohn et Serge Chaloff. Ils marient be-bop et swing, dans les traces de Lester Young.

Tercinet souligne également le rôle de Miles Davis, qui, après avoir quitté Parker en 1948, joue au Royal Roost avec son nonette, sur des arrangements signés Gil Evans, Gerry Mulligan et John Lewis. Entre 1949 et 1950, Davis enregistre pour Capitol des sessions qui seront regroupées en 1954 sur un disque fondateur pour le West Coast Jazz : Birth Of The Cool.

La première partie s’achève sur Stan Kenton et sa vision du Progressive Jazz qui aura une influence déterminante sur l’évolution du jazz californien.


«  Les pères fondateurs »

La deuxième partie se concentre sur les musiciens qui sont véritablement à la base du West Coast Jazz.

Tercinet commence par LE disque qui « donne naissance » au jazz californien : Modern Sounds. Le 8 octobre 1951, Gene Norman enregistre un groupe de musiciens, pour la plupart venus de l’orchestre de Kenton, dirigé par le trompettiste Shorty Rogers. L’octet est constitué de Rogers, Art Pepper, Jimmy Giuffre, John Graas (cornet), Gene Englund (tuba), Hampton Hawes (rencontré au Lighthouse), Don Bagley (contrebasse) et Shelly Manne (batterie). Shorty Rogers and His Giants sortent Modern Sounds en 1952.

Après avoir ouvert le Lighthouse Cafe à Hermosa Beach, John Levine – homme d’affaire et joueur invétéré – et Howard Rumsey – contrebassiste – décident de monter un orchestre pour animer le club : le Lighthouse All-Stars voit le jour en 1952, avec Rogers, Pepper, Manne... Le Lighthouse Cafe et son orchestre deviennent rapidement un véritable laboratoire pour la musique West Coast.

Laboratoire qui trouve son prolongement discographique chez Contemporary, label fondé en 1941 par Lester Koenig, et qui enregistre le premier concert sur le vif de l’histoire du disque, avec le brouhaha du club et les bruits de verre, au… Lighthouse.

Gerry Mulligan est un autre acteur indissociable de la scène californienne : arrivé en 1952 à Los Angeles, il crée un quartet qui joue au Haig’s, avec Chet Baker, Bob Whitlock à la contrebasse et Chico Hamilton à la batterie. Sa musique, sans piano, se base essentiellement sur des mélodies recherchées et des contrepoints sophistiqués, que d’aucuns qualifièrent de « Bopsieland ». Pour enregistrer le quartet de Mulligan, Richard Bock et le batteur Roy Harte créent Pacific Jazz – autre label mythique de la Californie.

Côté pères fondateurs, Rogers, Rumsey et Mulligan doivent incontestablement accueillir un quatrième mousquetaire : Dave Brubeck. D’abord cowboy dans le ranch familial, Brubeck s’oriente ensuite vers la musique, étudie avec Darius Milhaud et, dès 1948, monte un octet d’avant-garde, qui mêle polytonalité, polyrythmie et contrepoints. En 1950, Brubeck joue en trio avec Ron Crotty et Cal Tjader, puis, en 1951, il se fixe au Blackhawk, à San Francisco, et s’associe à Paul Desmond. Les enregistrements avec Crotty et Lloyd Davis pour George Wein, au Storyville de Boston, marquent la consécration de Brubeck.


« La West Coast telle qu’en elle-même »

Dans la troisième partie, Tercinet décrit l’environnement du West Coast Jazz dans les années cinquante et quelques spécificités qui le caractérisent.

Si les années 50 et la Beat Generation sont un âge d’or pour le jazz, la peinture, la littérature, le cinéma… c’est aussi pendant cette décennie que la popularité du jazz diminue au profit du rock. Evolution renforcée par la diffusion du disque microsillon et des enregistrements sur bandes magnétiques. C’est aussi à cette époque que de nombreux musiciens de jazz rejoignent les studios.

Sur le plan des spécificités du West Coast Jazz, Tercinet constate que c’est un jazz essentiellement blanc. Il cite Will McFarland qui décrit le Cool Jazz : « un jazz serein, contrôlé, dans lequel l’accent était mis au moins autant sur l’écriture que sur l’expression soliste ». Les jazzmen de la Côte Ouest puisent amplement chez les compositeurs  européens – Claude Debussy, Igor Stravinsky, Antonín Dvořák, Erik Satie, Milhaud, Maurice Ravel, Kurt Weill… – et de nouveaux instruments solistes font leur apparition : cor, flûte hautbois, violoncelle, clarinette basse… Mais, comme le souligne André Previn, « la différence essentielle entre la musique classique et le jazz réside en ce que, dans la première, la musique est toujours plus importante que son exécution […], alors que la façon dont est joué le jazz importe plus que ce qui est joué ». Tercinet conclut sa troisième partie sur trois musiciens qui entrouvrent les portes du free en proposant des essais d’improvisations totalement libres : Lennie Tristano, Jimmy Giuffre et Shelly Manne.


« Que le spectacle commence »

La quatrième et dernière partie rentre dans le cœur du West Coast Jazz.

Animateur clé de la scène californienne, Rogers commence par monter un nonette pour enregistrer chez RCA-Victor. Il coopère ensuite avec Previn, puis, en 1953, il enregistre avec un orchestre de seize musiciens, la plupart de chez Kenton. En 1963, Gospel Mission est son dernier enregistrement, avant que Rogers ne quitte la scène du jazz pendant plus de vingt ans pour se consacrer aux studios.

Quant au Lighthouse All-Stars de Rumsey, il reste actif tout au long des années cinquante et enregistre un dernier disque en 1960. Levine disparaît en 1970. Son fils prend la relève et Rumsey l’aide jusqu’en 1972. Rumsey s’installe ensuite à Redonda Beach où il organise Concerts At The Sea, avant de se retirer, en 1985.

Manne a également beaucoup œuvré pour la reconnaissance du jazz californien. En 1955 Shelly Manne & His Men est l’un des groupes phares de la Côte Ouest. Au même moment, sur la Côte Est, Art Blakey monte les Jazz Messengers. Les deux formations incarnent deux approches totalement différentes du jazz, comme le révèle les versions de « Whisper Not », enregistrée par Blakey au Club Saint-Germain et par Manne au Blackhawk. Manne connaît aussi le succès avec The Poll Winners, un trio avec Barney Kessel et Ray Brown.

Shorty Rogers and His Giants, le Howard Rumsey All-Stars et Shelly Manne and His Men sont les représentants les plus symboliques du jazz de la Côte Ouest, mais de nombreux autres musiciens trouvent leur voie dans le West Coast Jazz, à l‘instar de Dave Pell qui s’aventure davantage vers une musique commerciale, Marty Paich qui recherche des passerelles avec la musique classique, Chico Hamilton qui s’oriente vers un jazz de chambre élégant, ou Lennie Niehaus qui se tourne vers les musiques de films.

Quant aux grands orchestres, les plus connus se maintiennent – Kenton, Pete Rugolo, Russ Garcia, Herman, Bill Holman… – mais n’occupent plus le devant de la scène.

Tercinet se penche ensuite sur deux symboles du West Coast Jazz : Pepper et Baker. Les deux hommes n’enregistrent que deux disques ensemble, en 1956 (The Route et Playboys), mais leurs destins ont de nombreux points communs.

A partir de 1952, après avoir joué dans l’orchestre de Mulligan, Baker s’associe avec Russ Freeman. Même s’il avait de nombreux détracteurs, dès le départ, Parker, Lewis, Kenny Dorham, Oscar Pettiford… l’ont soutenu. Au milieu de ses déboires avec la drogue, Baker alterne les séjours en Europe et à New-York, et, après une dizaine d’années d’absence, revient sur scène en 1973. Son succès vient indiscutablement de son engagement dans la musique : « je joue chaque set comme si c’était le dernier ».

Tracé similaire pour Pepper : il commence par enregistrer pour quasiment tous les labels californiens, signe avec Koenig chez Contemporary et, en 1961, il fait une pause de sept ans… Même don de soi chez Pepper, que chez Baker : « c’est moi-même que je mettais en musique et je savais bien le faire et les gens aimaient, étaient touchés ».

Tercinet consacre aussi un chapitre aux chanteurs. A commencer par June Christy qui rejoint Kenton en 1946, chante en 1950 avec Shorty Rogers and His Giants et incarne la chanteuse West Coast par excellence. Mentions spéciales également pour Lucy Ann Polk et Pell, Peggy Lee et Jimmie Rowles, Jerri Southern… et les actrices chanteuses Julie London ou, bien sûr, Marilyn Monroe. Jusqu’à Ella Fitzgerald, venue sur la Côte Ouest pour enregistrer l’intégral des Songbooks de Cole Porter, Rodgers & Hart, Irving Berlin, Ira & George Gershwin… Sans oublier Franck Sinatra, qui enregistre fréquemment sur la West Coast pendant les années 50, et Mel Tormé qui, avec Paich, lorgne résolument vers le jazz, scat et swing à l’appui.

La Côte Ouest a également attiré un certains nombres de musiciens étrangers au West Coast Jazz, le temps d’une tournée ou d’un enregistrement. Si les concerts de Parker en 1945 sont restés célèbres, en 1952 Bird est revenu à Los Angeles où il a joué avec Baker, puis, en 1954, pour être accompagné par l’orchestre de Kenton. Benny Carter, pour sa part, s’est installé dans la cité des anges dès 1942. Parmi les autres visiteurs célèbres : Sony Rollns a enregistré Way Out West avec Brown et Manne ; Clifford Brown et Max Roach ont monté leur célèbre quintet alors que ce dernier jouait au Lighthouse ; enfin, Ornette Coleman signe son premier contrat discographique avec Koenig et enregistre ses deux premiers disques pour Contemporary en 1958 – Something Else – et 1959 – Tomorrow Is The Question.

En dehors de la côte ouest, beaucoup de musiciens ont également choisi la voix « cool ». Certains incorporent des éléments de musique classique et d’avant-garde dans leurs œuvres : Hal McKusick, George Russel, George Handy, Gil Evans… D’autres cherchent à intégrer des constructions complexes dans le jazz : ce sera le Troisième Courant, avec Gunther Schuller, Lewis… Quant au style de jeu cool qui s’est développé en Californie, il séduit des musiciens de la Côte Est tels que Sims, Tony Fruscella, Helen Merill

Dans le reste du monde, à l’époque, le West Coast Jazz n’a pas fait pas beaucoup d’émules et c’est le bop qui garde la vedette. Cela dit, Bobby Jaspar est l’un des précurseurs du Jazz Cool en Europe. Henri Renaud, Jimmy Gourley, Barney Wilen et Jean-Claude Fohrenbach (qui est l’un des premiers à reprendre des chansons populaires dans son répertoire) le diffuseront en France. A noter, les recherches d’André Hodeir et de son Jazz Groupe De Paris qui s’orientent vers le Third Stream. L’Italie est marquée par les séjours successifs de Baker. Mais c’est surtout en Suède, sous l’impulsion de Lars Gullin, et en Allemagne, avec Hans Koller, que le Jazz Cool a un impact significatif. Quant à la Grande Bretagne, elle reste isolée car, jusqu’en 1961, la NFJO interdit aux musiciens étrangers de s’y produire. Ce qui n’empêchera pas Ronnie Scott et Vic Lewis de s’inspirer du West Coast Jazz.

Le début des années soixante est marqué par la montée en puissance du folk et de rock. Le Jazz West Coast fait une pause. Certains musiciens de la Côte Ouest s’aventurent vers un jazz soul commercial – The Crusaders, Les McCann, Ramsey Lewis… Mais la plupart des musiciens travaillent pour les studios d’Hollywood.

Quelques irréductibles continuent de jouer leur musique contre vents et marées : Giuffre reste à l’écart de tous les courants ; Manne qui ouvre le Shelly’s Manne – Hole de 1960 à 1974 ; Pepper sort Living Legend en 1975 et sa popularité ne fera que croitre, jusqu’à sa mort, en 1982 ; suite à une agression qui lui a démoli la mâchoire, Baker réapprend à jouer de la trompette, revient sur le devant de la scène en 1973 et, s’il vit la plupart du temps en Europe, il enregistre abondamment jusqu’à sa mort, en 1988 ; certains groupes tirent leur épingle du jeu, comme Supersax, créé en 1971…

En 1972, alors que le West Jazz Coast est en panne, un ancien vendeur de voitures, Car Jefferson, fonde le label Concord… pour enregistrer du jazz !

Au milieu de cette traversée du désert, des grands orchestres voient le jour, sous la houlette de Clare Fisher, Gerald Wilson, Toshiko Akiyoshi et Lew Tabackin… Un chef d’orchestre apporte du nouveau : Don Ellis, qui intègre des éléments de musique contemporaine, de rock, de musique du monde et de free, mais il disparaît prématurément, en 1978.

Dans son dernier chapitre, Tercinet fait le point sur le rebond du West Coast Jazz à partir des années quatre-vingt.

En 1983, après près de vingt ans d’absence, Rogers et Bud Shank reviennent au jazz et enregistrent un disque au titre éloquent : Yesterday, Today and Forever. L’année suivante, Shank se tourne vers le free jazz. Holman, Tormé et Paich… reprennent également du service. Le fondateur du label Fresh Sound, Jordi Pujol, donne l’occasion, entre autres, à Pell et Niehaus d’enregistrer. En 1990, le Lightouse All-Stars est recréé et, en 1991, Ken Poston organise le festival Return To Balboa autour du West Coast Jazz.

Malheureusement, à partir du milieu des années quatre-vingts dix, la plupart des acteurs historiques du West Coast Jazz ont disparu : en 1994 Rogers décède d’un mélanome, en 2009, c'est au tour de Shank de rejoindre les anges, suivi, en 2015, de Rumsey…

Et de conclure avec Shank et Tercinet : « « il a existé quelques éléments extrêmement bénéfiques ; par exemple, les techniques appliquées par Gerry Mulligan et Shorty aux petits « grands orchestres », tout comme la somme d’études, de recherches, de connaissances que les personnes impliquées ont mise dans la musique ; également l’exploration de sonorités jamais exploitées jusqu’alors et l’utilisation d’instruments nouveaux. Objet d’une sur-médiatisation, le jazz West Coast n’était qu’une période de transition ». A l’image de toutes les étapes de l’histoire du jazz, en définitive. Ni plus, ni moins ».


Avec son approche factuelle, son style concis et son accumulation de références, la démarche de Tercinet s’apparente davantage à celle d’un encyclopédiste que celle d’un historien ou d’un musicologue. West Coast Jazz est assurément l’ouvrage de référence à lire pour tout connaître des acteurs du jazz californien.