06 avril 2015

Le bloc des notes : Paolo Fresu, Mathias Eick, Giovanni Guidi, Joe Lovano

Les créateurs créent sans relâche et ce n’est pas un lundi de Pâques qui les arrêtera… Voici quelques disques qui sortent aujourd'hui.


In maggiore
Paolo Fresu et Daniele di Bonaventura
ECM – 710 0511

Furio Di Castri, Uri Caine, Omar Sosa, Dhafer YoussefPalo Fresu aime le duo et les musiques du monde. Le trompettiste sarde s’est associé à l’accordéoniste des Marches, Daniele di Bonaventura, pour sortir In maggiore chez ECM. Les deux musiciens ont déjà enregistré Mistico Mediterraneo en 2011, avec les voix corses de l’ensemble A Filetta.

Au programme, trois quart d’heure de musique et treize morceaux, essentiellement composés par le duo, mais également des hommages appuyés à des compositeurs militants : « O que será » de Chico Buarque, couplé avec « El pueblo unido jamás será vencido » de Sergio Ortega et « Te recuerdo Amanda » de Victor Jara. S’ajoutent « Quando me’n vò », l’aria pour soprano, tiré de La Bohème de Giacomo Puccini, « Non ti scordar di me », une chanson napolitaine signée Ernesto De Curtis, et « Se va la murga », du musicien uruguayen Jaime Roos.

Le duo joue de belles mélodies (« La mia terra) », aux allures folkloriques (« Ton Kozh » - conemuse bretonne – qui sonne comme un chant de marin), le plus souvent intimes (« Te recuerdo Amanda »), volontiers lyriques (« Apnea », « O que será »), voire romantiques (« Quando m’en vò », « Se va la murga ») et fréquemment solennelles (les hymnes « Calma » et « In maggiore » ou « Kyrie eleison », un solo au titre évocateur de di Bonaventura).

Le timbre velouté et chaleureux, la sonorité maitrisée et le phrasé élégant de Fresu (« O que será ») sont amplifiés par la prise de son ECM, propre et nette, avec une réverbération flatteuse (« Se va la murga »). L’accordéon de di Bonaventura joue le rôle de deux instruments (« La mia terra ») : des accords ou des notes tenues accompagnent les lignes mélodiques qui répondent à la trompette (« Sketches »). Le duo utilise parfois les touches et autres bruitages pour glisser des effets rythmiques dans leurs discours (« Ton Kozh », « Se va la murga »).

In maggiore s’écoute comme on lirait le carnet intime d’un duo inséparable et particulièrement classe.


Midwest
Mathias Eick
ECM – 708 9106

Un deuxième trompettiste chez ECM, mais en quintet : Mathias Eick est entouré de Gjermund Larsen au violon, Jon Balke au piano, Mats Eilertsen à la contrebasse et Helge Norbakken aux percussions. Après The Door, en 2007 (Balke est déjà là), Eick sort Skala en 2011, puis Midwest

Eick a conçu son album après un voyage aux Etats-Unis. Les huit morceaux décrivent un parcours qui part d’« Hem », la ville natale du trompettiste, jusqu’au « Midwest », via « At Sea », « Fargo » (également hommage aux frères Cohen) dans le « Dakota »…

Mystérieuses (« Hem »), folks (« Dakota »), orientales (piano dans « Lost »), emphatiques (« Fargo »), contemporaines (« At Sea »), dansantes (« March »)… : le quintet place la mélodie au centre de sa musique. Les développements se basent sur des unissons (« Fargo »), des contrechants (« March »), des questions-réponses (« Lost »), le plus souvent entre la trompette, le violon et le piano.  Ces dialogues s’appuient sur des lignes de basse souples (« Dakota ») et des percussions à la fois mélodieuses (« November ») et entraînantes (« Hem »). Ciment du quintet, Balke passe subtilement du trio mélodique (« Fargo ») à la section rythmique avec, par exemple, des ostinatos marqués (« Midwest », « March »). Le violon de Larsen apporte une touche discrète de musique de chambre (« Fargo »). Son timbre souligne aussi le léger vibrato de la trompette qui lui donne une impression de fragilité (« Lost », « November », « At Sea »…), encore accentuée quand Eick ne laisse émettre que son souffle (« March », « Fargo »).

Eick sort un disque typique ECM : mélodieux sans mièvrerie et raffiné sans affectation.


This Is The Day
Giovanni Guidi Trio
ECM – 709 2717

Révélé par Enrico Rava (Tribe en 2010 et On The Dance Floor en 2011), Giovanni Guidi sort City of Broken Dream chez ECM en 2012. C’est avec le même trio que le pianiste enregistre This Is The Day : Thomas Morgan est à la contrebasse et João Lobo à la batterie.

Neuf des douze thèmes du répertoire sont de Guidi. Lobo propose « Baiiia », et le trio reprend le célébrissime boléro d’Osvaldo Farrés « Quizás, quizás, quizás » (1947) et le standard « I’m Through With Love » de Fud Livingston, Matt Malneck et Gus Kahn (1931).

Le piano de Guidi est délicat (« Quizás, quizás, quizás ») et repose sur un cocktail de modernité avec ses clusters, ostinatos et autres pédales (« The Cobweb », « Baiiia ») et de romantisme (« Game Of Silence »). Son jeu se situe dans la lignée de Keith Jarrett : « I’m Through With Love » figure d’ailleurs dans The Melody At Night With You et les interactions du trio rappellent également celles du Standards Trio (« Trilly », « Where They’d Lived »). Avec Morgan et Lobo, Guidi a trouvé la section rythmique idéale : la contrebasse possède un son superbe, ample, boisé, chaleureux (« Carried Away ») et un sens mélodique incisif (« The Debate ») qui donne lieu à des dialogues piquants avec le piano (« Migration ») ; subtile (« Trilly Var. »), la batterie bruisse («  Game Of Silence »), joue des motifs aériens (« Quizás, quizás, quizás ») ou emphatiques (« The Night It Rained Forever »), mais toujours avec légèreté.

Habités par un romantique exempt de sensiblerie, Guidi et ses compères proposent un disque d’une grande sensibilité.


Soundprints
Joe Lovano & Dave Douglas
Blue Note

Les univers de Dave Douglas et de Joe Lovano se sont croisés au début des années deux mille, avec la participation du trompettiste au Flights of Fancy: Trio Fascination Edition Two du saxophoniste (2001). Mais c’est en 2011, après avoir joué ensemble au sein du collectif SFJAZZ, qu’ils montent un quintet pour jouer leur musique, mais surtout celle de Wayne Shorter, source d’inspiration commune pour les deux musiciens. Ils font appel à Lawrence Field au piano, Linda Oh à la contrebasse et Joey Baron à la batterie.

Soundprints – référence au Footprints de Shorter – a été enregistré lors du festival de Monterey en septembre 2013. Les deux leaders proposent chacun deux thèmes : « Sound Prints » et « Weatherman » pour Lovano et « Sprints » et « Power Ranger » pour Douglas. Le quintet interprète également « Destination Unknown » et « To Sail Beyond The Sunset », écrits spécialement pour le quintet par Shorter, qui signe également les notes du livret de l’album.

« Sound Prints » démarre de manière intempestive, avec des voix dissonantes qui se coupent la parole à qui mieux mieux, comme chez Ornette Coleman. Impression que l’on retrouve dans le court – une minute trente – « Weatherman ». Le duo des soufflants, qui passe leur temps à dialoguer (« Power Ranger ») sans jamais prendre la vedette (« Sound Prints »), et la section rythmique, puissante, attentive et mélodieuse (« To Sail Beyond The Sunset »), maintiennent un équilibre sophistiqué, tout à fait dans la lignée de Shorter avec Danilo Perez, John Patitucci et Brian Blade. Les exposés complexes (« Destination Unknown ») de mélodies à la fois chantantes et dissonantes (« To Sail Beyond The Sunset ») reflètent également la pâte de Shorter, tout comme les croisements de voix recherchés, sur des rythmiques entraînantes (« Destination Unknown ») pendant que le piano structure l’harmonie en arrière-plan (« Power Ranger »). Le jeu calme et le phrasé bop de Field apaisent le discours (« Sprints »), et sa discrétion élégante apporte un zeste de musique de chambre (« Destination Unknown »). Oh jongle avec des lignes profondes (« Sprints »), des walkings à tempo variable (« Sound Prints »), des ostinatos intenses (« Destination Unknown », « Power Ranger »), mais également des chorus mélodieux à souhait (« To Sail Beyond The Sunset »). Baron est toujours aussi impressionnant : il en met partout (« Power Ranger »), avec des pêches stimulantes (« Destination Unknown »), un drumming dansant (« Power Ranger ») et un chabada irréprochable (« Sprints »). Dans « Power Ranger », son solo est un cas d’école, dans la veine de The Long March de Max Roach. Douglas et Lovano font la paire ! Sons puissants, solos dans un esprit bop nerveux et tranchant, mise en place impeccable, envolées maitrisées, connivence évidente… les deux musiciens forcent le respect.

Douglas et Lovano respirent la joie de jouer (l’enregistrement en concert n’y est pas pour rien…) : Soudprints offre un jazz savamment construit, nerveux, tendu, puissant… Bravo !